Nous avons demandé à Anne Gaillard de rédiger cet article pour valoriser le travail de recherche-action qu’elle a réalisée en Ile de France et qui nous semble être une superbe ressource pour continuer à progresser dans les liens au(x) vivant(s) sur les territoires.

Anne est paysagiste et urbaniste, ancienne chargée de mission au CAUE du Val-de-Marne et co-initiatrice de la démarche « Des arpentages de terrain en Île-de-France, autour de la biodiversité comme Bien commun »

Résultat du séminaire de restitution à télécharger 

Le jeu de carte des valeurs à télécharger

En 2017, les CAUE[1] d’Île-de-France ont organisé une dizaine d’itinéraires sur le territoire francilien, rassemblant élus et acteurs, dans des secteurs sous contrainte, soumis à une très forte pression foncière, où la biodiversité était particulièrement vulnérable. Ces rencontres se sont inscrites dans le cadre de l’évaluation du Schéma Régional de Cohérence Écologique (SRCE), lancée par la DRIEE[2] d’Île-de-France. Elles ont permis de partager un regard commun sur le territoire et d’étudier des situations concrètes. Grâce au dialogue, à la diversité des profils d’acteurs et de leur expertise, à la vulgarisation des connaissances de chacun, et aux échanges de points de vue, des solutions innovantes ont pu émerger. L’intention n’était pas de savoir quelles solutions envisager pour tout concilier sur un même espace, mais plutôt de s’interroger sur la bonne façon d’aborder le problème. Comment construire ensemble du « commun » ? Comment sortir de la vision « en silo » et inverser le regard, pour construire un horizon d’attentes partagées ?

Ces arpentages de terrain ont donné lieu à la réalisation de 10 carnets de territoire et d’un film documentaire, réalisé par Perrine Michon[3], intitulé « La biodiversité : un bien commun ».

Une nouvelle approche par les Valeurs

En 2019, financés par la DRIEE-IDF, en partenariat avec l’ARB-IDF[4], l’AEV-IDF[5] et de nombreuses collectivités et institutions, les CAUE d’Île-de-France, ont renouvelé cette expérience d’itinéraires-débat sur d’autres sites franciliens, où la qualité et la préservation des milieux vivants étaient en jeu.

Afin d’aller plus loin dans les prises de conscience, nous avons alors initié avec Carine Dartiguepeyrou, politologue prospectiviste, une nouvelle approche par les Valeurs, prenant la forme d’une recherche-action intitulée « La biodiversité : Une question de valeurs ». Celle-ci s’est appuyée sur la méthodologie de l’Observatoire des valeurs du département des Hauts-de-Seine, et s’est inspirée du travail de Cheryl De Ciantis et Kenton Hyatt – cofondateurs de Kairios et coauteurs de la théorie des perspectives des valeurs, qui décrivent une valeur comme « une qualité humaine à laquelle nous attribuons de l’importance » et « qui guide nos actions ».

Partant du constat que la divergence des représentations en lien avec la question écologique, impacte directement les processus de décision, nous avons tenté de comprendre comment les valeurs qui guident l’action de chacun d’entre nous, influencent le rapport que l’on entretient avec le Vivant.

Comme en 2017, la démarche volontairement itérative et participative, est partie du terrain, rassemblant in-situ l’ensemble des parties prenantes, dont les acteurs décisionnels. Pour chaque parcours, un protocole commun a été élaboré, avec une enquête terrain, qui a donné lieu à une synthèse et a fait émerger des valeurs communes et des propositions d’actions liées aux valeurs.

Les participants ont pu amorcer ensemble des pistes de changements dans leurs pratiques professionnelles. Les échanges ont par exemple porté sur la notion de « courage » dans les prises de décisions. Cette co-construction exploratoire a permis d’esquisser une nouvelle approche du développement, nous invitant à :

  • Décloisonner les approches et les limites administratives en articulant toutes les échelles de territoire, et en réintroduisant le temps long ;
  • Intégrer les différents regards des différentes parties prenantes ;
  • Favoriser la transversalité entre les différents services de l’État et des collectivités ;
  • Établir une coopération entre les différents propriétaires fonciers publics et privés ;
  • Adopter une posture qui sorte du face-à-face frontal, parfois conflictuel, et dépasser ainsi les clivages entre paroles d’aménageur et paroles d’écologues ;
  • Accepter de sortir de la zone de confort et de sécurité d’un projet (maîtrise du court terme, du foncier, des acteurs principaux), pour faire, si nécessaire, « marche arrière » sur des décisions, malgré l’avancement des études, en envisageant le projet autrement ;
  • De façon générale, pour répondre à des situations complexes, se laisser toujours l’opportunité de faire « un pas de côté ».

Certains acteurs expérimentent déjà et mesurent les effets bénéfiques de cette manière plus globale de concevoir le territoire, qui ne renvoie pas protection et aménagement dos à dos, mais qui, au contraire, les articule. Cette démarche passe par des arbitrages, des choix, et l’exercice d’une responsabilité politique pleine et entière. Elle nécessite clairvoyance, courage, et implique l’engagement de tous.

Cinq grands thèmes de questionnement

Début 2020, un séminaire de restitution et d’échanges a été proposé aux 200 acteurs ayant participé aux arpentages. Ces derniers ont pu participer à des ateliers structurés autour des cinq grands thèmes de questionnements, qui ont émergé de ces échanges in-situ :

  1. Créer une gouvernance large et stable et mettre en place un cadre d’indépendance.
  2. Développer la pédagogie pour faire émerger une culture commune.
  3. Supprimer le principe de compensation et autres outils contre-productifs.
  4. Transformer les pratiques professionnelles et casser le fonctionnement en silos.
  5. Agir sur le long terme, adopter une démarche intégrative qui permette la modification des arbitrages et l’adaptation en cours de projet.

Lors de ces ateliers, chaque thématique était accompagnée d’une phrase qui la définit selon les termes employés par les participants des parcours. En complément, cinq valeurs ont été proposées sous la forme d’un jeu de cartes pour imaginer et orienter les pistes d’actions

Les valeurs retenues correspondaient à celles les plus citées pendant les arpentages : responsabilité, bien commun, dialogue, décloisonner les approches et les limites administratives, s’inscrire dans le temps long.

Six ambitions transversales

A partir des pistes d’action proposées dans chaque atelier, six grandes ambitions se sont dégagées. Celles-ci sont des leviers qu’il est nécessaire d’activer pour agir en faveur de la biodiversité. À partir des « manques » exprimés par les participants, ces derniers ont identifiés des préoccupations ou besoins relevant de différents niveaux d’attente. L’entrée par les ambitions révèlent la complexité et l’interdépendance des thématiques et des pistes d’actions.

  • Agir sur la prise de conscience / la compréhension / le sensible
  • Agir sur les pratiques professionnelles
  • Agir sur la connaissance scientifique
  • Agir sur le cadre législatif / le cadre réglementaire
  • Agir sur le politique, au service d’une vision stratégique
  • Agir sur le processus décisionnel

De façon globale, cette approche par les Valeurs a permis aux différents acteurs, de prendre conscience des multiples regards portés sur la biodiversité, de la complexité des choix et des arbitrages, quand les valeurs accordées par chaque participant sont contradictoires. Les ateliers thématiques ont aidé à mesurer l’ambition qui vise à tendre vers un projet autour des « communs ». Ils ont en outre, exprimé la nécessité de faire évoluer les outils et les approches, et ont interrogé les moyens de créer une vision partagée afin de collaborer tous ensemble, de manière plus qualitative et plus efficace. La crise sanitaire qui s’est déclarée juste après le séminaire a mis concrètement en évidence la puissance des leviers d’actions liés à nos systèmes de valeurs.

 

[1] Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement

[2] DRIEE : Direction Régionale et Interdépartementale de l’Énergie et de l’Environnement

[3] Géographe-urbaniste et documentariste

[4] Agence régionale de la Biodiversité d’Île-de-France

[5] Agence des Espaces Verts de la région Île-de-France